Réponse d’Antoine NERILUS au texte éditorial de M. Frantz Duval sur l’avant-projet de la Constitution haïtienne – Une clarification constitutionnaliste et politologique

Par Antoine NERILUS
Monsieur Frantz Duval,
C’est avec le plus grand respect que je me permets de réagir à votre éditorial publié dans Le Nouvelliste en date du 22 mai 2025, intitulé « Vers la fin de la République d’Haïti tel qu’elle était connue depuis 1804 ». La gravité des enjeux liés à l’avant-projet de Constitution exige, me semble-t-il, que l’on évite les raccourcis historiques et les approximations juridiques, au profit d’une lecture scientifique rigoureuse, conforme aux exigences du droit constitutionnel comparé et de la science politique.
I. De l’État unitaire décentralisé à l’erreur de qualification d’un État fédéral
L’une des assertions centrales de votre texte consiste à suggérer que l’avant-projet mettrait fin à l’unité de la République pour basculer vers une structure de type fédéral, ou pire encore, vers un système archaïque de type « caciquat ». Ce diagnostic est inexact.
L’État fédéral suppose une souveraineté partagée entre l’État central et les entités fédérées, chacune disposant d’un pouvoir constitutionnel d’auto-organisation et d’un pouvoir normatif primaire. L’avant-projet de Constitution haïtienne ne crée nullement une telle dualité souveraine. Il s’inscrit, de manière explicite et cohérente, dans la logique d’un État unitaire à structure décentralisée, une formule doctrinale bien établie dans la littérature constitutionnelle contemporaine (cf. Maurice Duverger, Georges Burdeau, Guy Carcassonne).
La reconnaissance de dix régions administratives, dotées de gouverneurs élus, s’apparente à ce que la doctrine désigne comme une décentralisation politique encadrée, au sein d’un État unitaire. En ce sens, la France, l’Italie ou encore le Maroc ont mis en place des structures régionales analogues sans jamais renoncer à leur nature unitaire, M. le professeur. Le gouverneur régional, dans le texte proposé, est un organe exécutif déconcentré au suffrage universel, soumis au respect de l’unité constitutionnelle et légale de la République. Il ne dispose ni d’un pouvoir réglementaire autonome de niveau constitutionnel ni d’un pouvoir législatif dévolu à la région.
II. Du fantasme des caciquats à la rationalisation de la gouvernance locale
Vous évoquez, avec un certain lyrisme, un « retour des caciquats » qui rappellerait une ère précolombienne. Cette image, tout aussi évocatrice qu’inexacte, repose sur un anachronisme conceptuel.
Je ne crois pas que le projet constitutionnel vise la tribalisation du pouvoir, mais bien sa rationalisation territoriale. La concentration extrême des pouvoirs au niveau central, historiquement héritée du modèle jacobin français, a démontré ses limites criantes dans le contexte haïtien : absence de services publics dans les zones reculées, inégalités territoriales, clientélisme centralisé, etc.
L’introduction de paliers régionaux vise à corriger une carence structurelle de la République : la représentation et la gestion effective de la diversité territoriale au sein d’un cadre institutionnel unifié. Ce n’est pas un éclatement de la souveraineté, mais un raffermissement de la proximité démocratique.
III. Sur l’architecture institutionnelle prétendument lourde
Vous y déplorez une supposée prolifération des organes électifs et des assemblées. Or, ce constat ne résiste pas à l’analyse comparative. La plupart des démocraties modernes fonctionnent avec une pluralité d’échelons de représentation : local, régional, national, parfois supra-national. C’est le prix à payer pour une gouvernance plus inclusive et participative.
Loin d’être « multivitaminée » au sens péjoratif que vous employez, cette architecture reflète un effort de cohérence territoriale et de rééquilibrage institutionnel. À ceux qui prônent la simplification absolue, la science politique oppose la complexité organisée, fondement même d’une démocratie mature.
IV. Sur la stabilité politique et le spectre des seigneurs de guerre
Vous exprimez la crainte que ce modèle ne consolide les empires des chefs de gangs. Cette inquiétude est légitime, mais elle ne relève pas du droit constitutionnel. Le pouvoir de nuisance des groupes armés est un fait sociopolitique antérieur à toute réforme. Il découle de l’effondrement de l’État central, non de sa réorganisation. C’est précisément l’un des objectifs de la réforme constitutionnelle que de restaurer une autorité publique légitime à tous les niveaux, notamment par la voie élective.
Il est dangereux de confondre la forme juridique de l’État avec ses pathologies sécuritaires. Refuser la réforme au nom des gangs, c’est leur accorder un droit de veto de fait sur l’avenir institutionnel du pays.
Le projet constitutionnel publié peut être vu comme une tentative de refondation et non de dissolution.
L’avant-projet ne rompt pas avec l’esprit de 1804 ; il l’adapte aux défis du XXIe siècle. Il ne remplace pas l’unité nationale par la fragmentation, mais tente d’ancrer la République dans la réalité de ses territoires. Il ne divise pas, il articule. Il ne cède pas à la nostalgie centralisatrice, mais ouvre la voie à une gouvernance différenciée, plus équitable, plus proche du citoyen.
Il est donc temps, avec tout le respect dû à la presse et à votre plume reconnue, que le débat public s’élève au rang d’un dialogue éclairé, fondé non sur des impressions ou des métaphores historiques inopportunes, mais sur une lecture exigeante et rigoureuse du droit et de la réalité haïtienne.
Veuillez agréer, Monsieur Duval, l’expression de ma haute considération.
Professeur Antoine NERILUS, spécialiste en gouvernance de l’État, doctorant chercheur en sciences politiques, journaliste, spécialiste en langues.