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RACINE INFO : Haïti/ Crise : Le professeur Jean Frantzky Calixte place ses dires sur la montée fulgurante de l’insécurité en Haïti

Jean Frantzky Calixte, professeur de l’université d’État d’Haïti, notamment à la Faculté des sciences humaines, avait réalisé un excellent débat avec un étudiant de ladite faculté le 5 mai 2024, sur la recrudescence de l’insécurité dans le pays.

Roobens Isma : Selon vous, à quoi doit-on cette montée spectaculaire des groupes armés dans le pays ces dernières années ? Diriez-vous que c’était prévisible ?

Prof. Jean Frantzky Calixte : Je préfère parler de bandes criminelles c’est-à-dire des associations de scélérats qui s’adonnent à toutes sortes d’exactions dans la société et dont la première victime est la population civile. En effet, leur prolifération n’a rien d’une fatalité mais résulte de préférence de la conjonction de plusieurs facteurs. À première vue, la production de la violence dans le pays est l’action de groupes de jeunes issus pour la plupart de zones ou de quartiers malfamés des grandes villes. Toutefois, par rapport à leur armement, tout porte à croire qu’il y a des mains cachées qui tirent les ficelles pour des intérêts politiques ou économiques.

Avant toutes considérations d’ordre politique ou socio-économique, portons un regard sur la dimension géographique de la question. Le territoire est consubstantiel à l’existence de l’Etat.

Autrement dit, ce qui fait d’un Etat une institution en tant que telle, revendiquant avec succès le monopole de la violence physique légitime pour parler comme les wébériens, c’est le fait de disposer sans contraintes de son territoire. C’est, malheureusement, l’un des handicaps majeurs de l’Etat haïtien qui a perdu le contrôle du sien depuis la dictature des Duvalier au point que ses frontières aériennes, maritimes et terrestres soient devenues de véritables filtres. De là, transitent facilement armes et munitions, produits stupéfiants et argents sales, trafic d’organes, mercenaires, etc. Or c’est la capacité de l’Etat à dominer son territoire qui définit son potentiel d’imposer l’ordre public.

Sur le plan géographique, je soutiens donc l’idée que le territoire haïtien, hors de contrôle étatique, favorise et renforce l’éclosion des bandes criminelles.

Sur le plan sociopolitique, il faut scruter la question comme le résultat de l’institution de la violence dans le pays. La société haïtienne est issue d’une matrice coloniale et esclavagiste c’est-à-dire d’un ordre social basé sur la brutalité et la terreur. Cette matrice s’est donc constituée en héritage pour la nouvelle société indépendante en 1804. Il existe une culture de la violence politique en Haïti. C’est pourquoi les cruautés de l’ancien régime se sont perpétuées dans l’exercice du pouvoir politique en Haïti. En dehors des forces de l’ordre légalement constituées, plusieurs gouvernements haïtiens ont eu recours à des groupes paramilitaires, des bandes de civils armés, et même des tueurs à gages pour consolider leur pouvoir. On peut évoquer à titre d’exemple les Zinglin de Faustin Soulouque, les Tontons Macoutes de la dictature des Duvalier, le FRAPH (Forces Révolutionnaires Armées pour le Progrès d’Haïti) de Raoul Cédras, les Chimères du pouvoir LAVALAS de Jean-Bertrand Aristide et, plus près de nous, l’équipe Bandi legal du pouvoir PHTK de Michel Martelly.

De nos jours, quasiment tous les politiciens ou hommes d’affaires sont reliés directement ou indirectement à une bande mafieuse. L’instrumentalisation de la violence est une arme de combat politique.

Néanmoins, les bandes criminelles ont acquis présentement une certaine autonomie dans leur façon d’opérer car elles sont capables d’autofinancement par le biais de vols, de kidnappings, etc.

D’autre part, au tout début de l’éclosion des bandes criminelles, des franges de population pactisent avec des chefs de gangs dans des quartiers, des bidonvilles, etc. C’est toujours aussi vrai pour certains d’entre eux jusqu’à présent. Même lorsqu’ils commettent des atrocités çà et là, ils se réclament la plupart du temps d’être des agents qui font le « social ». Pour des populations affamées, ils sont considérés comme des bienfaiteurs. Ainsi, les gens ferment leurs yeux ou se taisent à propos de leurs crimes. C’est ce que j’appelle l’acceptabilité sociale du banditisme endémique.

In fine, il faut souligner le fait que le pays soit pris dans l’engrenage d’un réseau transnational de crime organisé. Il suffit, pour s’en convaincre, de prêter attention aux mercenaires de nationalités étrangères impliqués soit dans l’attaque perpétrée contre la BRH (2019), soit dans l’assassinat du président J. Moise (2021), ou encore le trafic illicite et constant de munitions et d’armes à feu à destination d’Haïti.

C’est à mon avis, la conjonction de ces différents facteurs qui expliquent la démultiplication des micro-pouvoirs sur le territoire national. Et c’était prévisible. Et si ça continue ainsi, le pays avec les grandes villes au premier chef, risque de tomber sous l’emprise totale des chefs de gang dans un avenir pas très lointain.

Roobens Isma : Quel rôle les facteurs socio-économiques et politiques ont-ils joué dans la montée de l’insécurité en Haïti, notamment en ce qui a trait à la puissance [pour le moins, apparente] de ces groupes armés ?

Prof. Jean Frantzky Calixte : La société haïtienne est foncièrement inégalitaire. Les inégalités sociales s’observent à travers la configuration sociospatiale même du territoire, surtout dans les grandes villes où des taudis jouxtent des résidences au luxe insolent. Ces villes sont le berceau de déséquilibres spatiaux et de frustrations sociales liées directement à la distribution non équitable des ressources. Il faut s’accorder sur le fait que les inégalités sociales sont sources de tensions sociales.

Vu sous cet angle, l’on est en droit de penser que la société haïtienne a toujours été une poudrière dont la moindre étincelle pourrait embraser. Pris en otage par l’éternel clic des prédateurs de l’économie nationale, l’Etat haïtien n’a jamais pu assurer l’intégration des masses rurales et des masses urbaines. Dans notre pays, et surtout dans les milieux urbains, l’intégration n’est pas automatique pour ne pas dire souvent perverse. Dès la genèse de la formation sociale haïtienne, les nantis se sont organisés pour domestiquer l’Etat à leur profit en utilisant toutes sortes de stratagèmes. Cela passe par des politiques de doublure, la corruption de fonctionnaires publics, le financement des campagnes électoraux de candidats au passé douteux, le chantage, des assassinats, etc. Il y a donc une complicité historique entre les soi-disant élites économiques et élites politiques du pays à la base de nos malheurs.

Les élites politiques et les élites économiques du pays ont toujours maintenu les masses dans la crasse pour assurer leur mainmise permanente sur certaines ressources du pays. Ce que nous vivons actuellement en Haïti en matière d’insécurité n’est pas le fruit du hasard. Des politiciens et des hommes d’affaires haïtiens sont impliqués dans l’armement des jeunes pour leurs basses besognes. À l’évidence, certains rapports, notamment celui de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) relatif à l’enquête sur l’assassinat du président J. Moïse, établit le lien entre des acteurs du monde politique, des membres du milieu des affaires avec des associations de malfaiteurs. Avec toutes ses limites, le régime des sanctions imposées par le Canada et les Etats-Unis d’Amérique à l’encontre d’une pluralité d’entre eux en dit long sur le banditisme local.

Roobens Isma : Face à cette situation, on pourrait aisément affirmer que l’Etat a failli à sa mission d’assurer la sécurité et le bien-être des citoyens. Qu’est-ce qui explique selon vous, cette faiblesse de l’Etat à parvenir à freiner ce phénomène ?

Prof. Jean Frantzky Calixte : La sécurisation des vies et des biens est l’une des responsabilités régaliennes de l’Etat. Mais l’Etat dont tu parles n’existe plus. Nous assistons depuis la fameuse transition démocratique à l’effondrement de l’Etat en Haïti. Ceux et celles qui ont occupé les plus hautes fonctions dans l’administration publique pendant les trente-cinq dernières années ont fait de l’Etat une véritable plaisanterie. Aujourd’hui, il est réduit à sa plus simple expression, c’est une véritable coquille vide.

Aujourd’hui, l’Etat en Haïti s’identifie à un gouvernement illégal, illégitime et corrompu. Il n’y a plus de chambre législative. Le pouvoir judiciaire n’existe que comme un fantôme. Depuis l’assassinat de J. Moise, le pouvoir exécutif est réduit à la personne du chef de la Primature qui fait à la fois office de Premier Ministre et de Président. C’est dire que tout un pays est soumis à la volonté et aux caprices d’un seul individu.Gravissime !

Ceux et celles qui sont au pouvoir agissent en tant qu’autorité de l’Etat. Mais ce que nous avons là, c’est un Etat voyou c’est-à-dire une institution totalement manipulée par des grands bandits en col blanc. L’Etat dont nous parlons là fait partie du problème. En aucune façon, il ne saurait contribuer à la résolution de l’insécurité ambiante. Sinon, ce serait demander aux acteurs de la déstabilisation et du chaos de creuser leur propre tombe. Les responsables de nos malheurs savent bel et bien que leur place n’est autre que sous les verrous si le peuple parvient à renverser le pouvoir en place pour instaurer un nouvel ordre politique basé sur une gestion saine et responsable de la chose publique.

Ce serait puéril de penser que la violence actuelle incommode les gens au pouvoir. Ils n’ont aucun intérêt à ce que cela soit résolu. Ce n’est pas leur problème. C’est le nôtre.

Roobens Isma : Quelles politiques et actions pourraient être mises en place, selon vous, pour limiter voire réduire à néant l’influence de ces groupes armés dans le pays ?

Prof. Jean Frantzky Calixte : Il faut renverser le pouvoir en place pour refonder l’Etat. Cela voudrait dire qu’il faut opposer à la violence actuelle (politique) une violence de résistance beaucoup plus féroce (populaire).

Roobens Isma

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